De la liberté

24 octobre 2020 | Laurent Colantonio

Nous avons tous et chacune été sidérés par la décapitation de notre collègue d’histoire-géographie Samuel Paty. Les nombreux hommages ne peuvent effacer l’acte barbare dont il a été victime. Si le moment est opportun pour les autorités de rappeler les grands principes républicains dont la liberté d’expression, le CVUH se doit de restituer l’histoire de la longue dégradation de ces mêmes principes à l’école. Des échanges ont eu lieu entre nous et nos adhérents. Ce texte a été écrit à la demande d’un de nos collègues du secondaire. D’autres réflexions vont suivre, notamment sur la laïcité.

 

« On peut citer des peuples savants et opprimés, mais personne n’a jamais vu un peuple ignorant au sein duquel les droits de l’homme soient respectés : ils n’y sont pas connus. » (Condorcet)

 

Aborder la question de la liberté nécessiterait un très long développement historique et politique. Pour l’heure nous nous contenterons d’en esquisser les enjeux à l’école. La réflexion est d’autant plus complexe que nous vivons, en principe, et depuis plus de deux siècles, sous le régime de la liberté, individuelle et collective. Or, pendant tout ce temps la liberté fut sous contrôle et soumise à des dérogations. Longtemps exclusive, réservée à des privilégiés, elle aurait acquis, en France, aux dires du président de la République, ses lettres de noblesse sous la Troisième République. N’en déplaise aux autorités, la réalité historique est tout autre. La hiérarchie, entre les citoyens et ceux qui ne l’étaient pas, a créé une disparité notable entre les hommes réellement libres et les autres : étrangers, femmes, colonisés, lesquels longtemps sont restés à l’écart du droit commun. La séparation entre l’Église et l’État, la loi de 1905, est, de ce point de vue, bien loin d’avoir résolu les contradictions. En effet, la loi commune, malgré les références incessantes aux valeurs républicaines, a beaucoup tardé à s’appliquer. À l’inverse, la tradition, l’habitude et les multiples dérogations du droit, l’abîme qui souvent sépare le principe et le fait, se sont largement imposées.

Devant la loi, l’égalité est proclamée : liberté d’expression, liberté de conscience, liberté de presse et bien d’autres libertés se sont déployées dans l’espace public. Mais, accaparée par les publicitaires en tous genres, dévoyée par les dominants néolibéraux, la liberté a abouti à son contraire. Violence libérée, insultes déversées, calomnies partagées, mais aussi liberté d’exploiter l’autre, liberté de harceler, liberté d’aliéner par tous les moyens offerts par une société qui a voulu confondre émancipation et liberté de se soumettre jusqu’à la sacralisation du gain et du profit.

Dans cet espace marchand quelle est aujourd’hui la place de l’école ? Comment la liberté d’expression, l’apprentissage de la connaissance, le doute, le questionnement peuvent-ils encore avoir droit de cité dans ces lieux de plus en plus privatisés, ouverts au marchandage, où les élèves ne sont plus des écoliers en apprentissage mais des usagers, sous l’œil sceptique de parents, parfois suspicieux, de plus en plus intrusifs ?

Après la manifestation tangible, une nouvelle fois, de la barbarie fascisante, il nous faudrait revenir aux origines de l’école publique. Quand l’idée de liberté s’adressait à tous et à chacune. Soit un espace d’apprentissage de la connaissance mais aussi un lieu d’expression d’une émancipation en formation. Les élèves ont pour première tâche de se libérer des tutelles qui les enferment : tutelles religieuses, tutelles parentales, tutelles des traditions, à condition d’être guidés vers la liberté de comprendre et d’apprendre. Mais comment y parvenir quand la liberté d’enseigner est de plus en plus entravée par des programmes changeants au gré des enjeux politiques du moment ? Comment enseigner quand la liberté est empêchée par des conditions matérielles éprouvantes (35 élèves par classe par exemple). L’émancipation par le savoir passe par la possibilité de dispenser un enseignement dont le but premier est de faire émerger le désir de comprendre, sans la moindre ingérence tutélaire.

Alors oui, nous le savons, il nous faut faire face à cette tension inévitable entre la liberté de conscience des adultes et l’apprentissage des savoirs critiques. Mais si nous acceptons de délier rationnellement foi et savoir, si nous écartons tout intégrisme de la connaissance, alors l’histoire religieuse devient de la compétence de l’école. Rien d’impossible si le sacré ne franchit pas le seuil de l’école, si les éléments de compréhension, historiques, textuels retraçant la genèse d’une idée, décortiquant la construction des doctrines, permettent à l’élève de se situer dans ce dédale de textes laissés dans l’obscurité et plongés dans l’obscurantisme du sectarisme religieux de plus en plus influent. Faire en sorte que l’adolescent parvienne à distinguer la théologie, de la réalité, l’idéologie, des conflits politiques, les injonctions, du questionnement et du doute ; telle devrait être l’orientation essentielle de l’école. En bref, aider chaque élève à accéder à un passé méconnu afin de dépasser, au présent, les effets délétères de l’ignorance. Faire en sorte que l’enfant puisse ne plus confondre les dogmes religieux avec le savoir profane afin que la croyance puisse enfin se différencier des savoirs toujours à conquérir et donc en devenir.

Cela suppose un rétablissement de la liberté d’enseigner dans une école débarrassée de ses injonctions et autres règlements éducatifs de plus en plus éloignés de la mission d’instruire qui est la vocation de l’école publique. À condition que chaque professeur puisse bénéficier du salaire décent et des conditions matérielles qui lui manquent depuis des décennies, dans le respect de l’autre et de la fonction d’enseignant.

 Michèle Riot-Sarcey

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