Guadeloupe : Les élus face à la société civile

Bitin Caraibe - 20/12/2012
Image:Guadeloupe : Les élus face à la société civile

Groupe de pilotage du Projet de société guadeloupéenne
Tribune de Jacky Dahomay

Quelques jours avant le Congrès des élus de Guadeloupe (qui doit se tenir le 27 décembre 2012) Jacky Dahomay, l’un des deux coordinateurs du Groupe de pilotage du Projet de société Guadeloupéenne (avec Mme Delile Anténor), publiait le lundi 17 décembre 2012 sur CNN cette réflexion sur les élus face à la société civile, que nous reproduisons ci-dessous à titre informatif et pour prolonger les débats initiés par Jacky Dahomay autour de cette notion de société civile [1] dans le cadre des rencontres qu’il organise dans son Café Débat Social Club.

Le rapport que nous (groupe de pilotage du Projet de société) avons remis aux élus est le reflet réel de l’état de l’opinion publique même si on peut regretter la faible participation dans certains cas. Une enquête d’opinion par exemple ne signifie pas que tous les citoyens ont été interrogés. Or, ce qui ressort de tous ces débats effectués dans les communes durant une année, c’est que la question de l’évolution institutionnelle ou de l’évolution statutaire n’est pas du tout la préoccupation immédiate de nos concitoyens.

Telle est la réalité.

L’opinion a donc du mal à comprendre ces controverses vives qui divisent les élus sur la question de l’utilisation de ce rapport quant à l’évolution institutionnelle. On peut dire que trois positions pourraient ici se dégager.

La première est d’affirmer que l’essentiel des problèmes exposés dans le rapport du groupe de pilotage ne peut obtenir de solution que dans le cadre d’un changement statutaire. Il appartient aux élus, représentants du peuple, d’accomplir leur devoir en proposant des solutions politiques à tous ces problèmes de société même si ces solutions ne sont pas exprimées dans le rapport. Le risque d’une telle position est de s’écarter dangereusement du peuple et de connaître un échec massif si l’opinion est sollicitée lors d’une consultation électorale.

Une position plus radicale, nationaliste par exemple, est de poser qu’il existerait un peuple guadeloupéen avec sa définition substantielle, qui ne connaît pas encore sa vérité, et que cette définition ou essence naturelle contient en soi l’indépendance nationale comme unique solution politique. Dans ce cas les organisations nationalistes contiendraient cette vérité, ce Savoir, qu’il s’agirait d’appliquer. Un tel volontarisme politique n’est pas nouveau. On le retrouve aussi dans les groupes marxistes-léninistes héritiers de Staline qui pensent que le parti possède la science du devenir historique. Les effets négatifs au plan de la pratique politique sont connus.

La deuxième est de profiter de ce rapport pour tenir une position quelque peu attentiste en défendant le statu quo et en se calquant sur les diverses solutions institutionnelles qui peuvent s’opérer dans le cadre de l’évolution de la République française. L’inconvénient d’une telle position est d’alimenter les peurs et le clientélisme ambiants qui structurent bien souvent la vie politique chez nous. Surtout, le risque est de renoncer à penser un véritable projet de société dans sa dimension politique. La première position aurait beau jeu d’accuser la seconde de manquer de courage et de grandeur politiques. La seconde pourrait accuser facilement la première d’antidémocratisme.

Comment comprendre un tel conflit politique ? A notre sens, ce conflit témoigne d’une coupure existant entre les élus et la société civile. Pour la première position, surtout dans sa version nationaliste ou radicale, cela est clair. Les traditions révolutionnaires, dans leur radicalité, ont toujours nié en quelque sorte la société civile et si cela frappe surtout l’évolution des pays du Tiers Monde il faut se rappeler néanmoins que la première grande révolution de l’histoire, la révolution française, a connu cette négation sous Robespierre avec la Terreur.

Mais peut-on accuser la seconde position de nier elle aussi la société civile ?

Oui, aussi paradoxal que cela puisse paraître (puisque ce sont les élus qui ont commandé cette enquête concernant le projet de société). Oui pour une raison bien simple, c’est que la tradition politique depuis 1848, date de l’abolition de l’esclavage, ne s’appuie pas sur une société civile affirmée, sur un authentique espace public. Cela ressort d’ailleurs dans le rapport que nous avons remis aux élus. Il est frappant de constater que, pour beaucoup de nos concitoyens, c’est la consolidation de la famille et de l’amour qui en tisse les liens qui pourraient entraîner une refondation de la société. Normal, durant l’esclavage, les Noirs étaient exclus de l’espace public et c’est à partir de la famille qu’ils vont tenter de tisser le lien social. Les luttes sociales intenses dans la société de plantation ont du mal à penser un projet de société autonome, et la demande d’Etat est forte, aboutissant à la loi d’assimilation.

En conséquence, comme cela est affirmé dans le rapport, le clientélisme est constitutif de la vie politique. On va voter pour un maire, par exemple, parce qu’on attend de lui des services pour son clan ou pour la famille élargie. Cette longue tradition donc explique que les élus n’ont guère brillé pour des projets de société car ils n’auraient pas été suivis par le peuple.

Ce qu’il y a de nouveau aujourd’hui et qui expliquerait en partie l’embarras actuel de nos élus, c’est la timide irruption de la société civile dans le débat politique. La tradition nationaliste et marxiste-léniniste des années 60 à nos jours, a bien développé des luttes sociales (légitimes mais au fond intégratrices) mais au détriment de luttes plus proprement sociétales. De surcroît, leurs pratiques souvent antidémocratiques, n’ont pas amené après tant d’années un quelconque changement de statut. C’est à partir du phénomène LKP qu’on voit surgir, même confusément, ce qui pourrait ressembler à une société civile.

L’idéologie des dirigeants du LKP, inspirées des théories révolutionnaires qu’on vient de mentionner, pouvaient-elles réellement conduire à ce réveil de la société civile ?

La question reste posée. Toutefois, c’est à partir du mouvement social de 2009 que les élus décident de consulter la société civile. Mais ils ont tout de même maintenu (tout comme les mouvements nationalistes d’ailleurs) une certaine méfiance quant au travail que nous accomplissions au sein du Comité de projet. Aujourd’hui, ce qui se pose comme problème aux élus, c’est comment nouer un dialogue pertinent avec cette société civile qui, même timidement encore, fait entendre sa voix. Deux événements majeurs coïncident en ce moment : la remise de notre rapport le 10 décembre dernier et la victoire remportée le même jour par des associations de la société civile concernant l’épandage aérien. (Rappelons que nos élus ont été très timides sur cette dernière question).

Cette date est symbolique.

Nous sommes donc dans une période de transition qui appelle une troisième position.

Cette troisième position repose sur la conviction que ce ne sont pas des changements institutionnels qui vont amener une transformation de la société mais que c’est au contraire une dynamique active de la société civile qui pourrait avoir pour conclusion des changements institutionnels. Nous vivons une époque où le capitalisme mondialisé affaiblit les États et entraîne un épuisement des représentations politiques traditionnelles.

Le renouvellement ne pourrait donc venir que de la société civile.

En ce sens, la situation complexe de la Guadeloupe et de la Martinique s’inscrit dans une problématique mondiale.

Que dit le rapport de synthèse que nous avons remis et qui est la reproduction fidèle des débats ? Il exprime d’abord et avant tout des préoccupations majeures voire une souffrance réelle des Guadeloupéens quant au délitement de la famille, de l’école, de la transmission, de la situation actuelle des jeunes, de la nécessité d’une production locale digne de ce nom, du développement des incivilités bref, quant au délitement du lien social et d’une crise de l’identité collective. Ceci signifie que ce qui fait gravement défaut, c’est l’existence d’une volonté collective, celle d’une communauté de citoyens.

Comme si l’affaiblissent des normes et des valeurs traditionnelles privait la Guadeloupe de sa colonne vertébrale. N’est-ce pas là l’essentiel ? Peut-on demander à un peuple de se prononcer sur une évolution institutionnelle ou statutaire en l’absence d’une telle volonté commune ? La tâche de l’heure est donc, du moins nous semble-t-il, de participer à la construction de cette volonté collective civile qui seule pourra se prolonger en volonté collective politique. Le peuple, n’est pas forcément la société civile. Le premier est ce qui nous constitue historiquement et anthropologiquement, avec nos grandeurs mais aussi nos faiblesses, régnant sur nos désirs.

La seconde est le passage à la participation aux choses collectives en vue de l’intérêt commun. C’est le domaine d’un espace public où les différences et les divergences se heurtent dans un débat public.

C’est donc un espace de conflits mais qui se rationalise afin de passer de la logique des désirs à celle d’une volonté collective politique.

Le rôle des politiques est d’aider au développement de cette société civile, d’être à son écoute et c’est à ce titre seulement qu’en retour ils pourront apporter un éclairage plus strictement politique mais aussi plus pertinent.

Est-ce trop demander à nos élus et, plus généralement, à tous les militants politiques ?

En conclusion, le Congrès prévu le 27 décembre prochain ne peut avoir décemment pour objet la discussion sur les changements institutionnels.

Il devrait surtout permettre aux élus d’écouter attentivement les membres de la société civile et d’analyser le rapport de synthèse remis.

Ce n’est qu’à partir de là que chaque groupe politique pourra nourrir sa réflexion en vue de propositions politiques plus déterminantes.

Jacky Dahomay

Le Café Débat Social Club : plus d’info sur le site www.kazatango.com

Lire sur 1.Birin.fr : Peuple, société civile, citoyenneté

Illustration : Jacky Dahomay, café-débat à la Casa del Tango, 2011.

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 20/12/2012

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